Il est naturel, et même normal, d’éprouver de la peur face à la souffrance, celle de l’autre et la sienne. La diminution physique et l’extrême fragilité de l’autre nous renvoient à notre propre fragilité et à notre propre finitude. Cependant, je peux témoigner que même sans avoir l’usage de mes jambes et de mes bras, alors même que je dois utiliser une assistance respiratoire la nuit, que je suis sujet aux bronchites hivernales et que je dépends des autres pour tous les actes de la vie quotidienne, malgré tout cela, je veux dire que ma vie est belle.
Ma vie est sacrée, elle est digne, elle est même joyeuse. Ma vie n’est pas simple tous les jours, certes, mais ce que je désire aujourd’hui, c’est que nos députés et sénateurs me donnent une aide active à vivre ma vie avec mes frères et sœurs ; pas une aide à mourir. Il existe un débat sous-jacent totalement ignoré par les députés, à l’heure du retour sur les bancs de l’Assemblée nationale de la proposition de loi sur l’aide à mourir, et qui porte sur un principe constitutionnel, celui de la fraternité. Un accompagnement vers la vie, ou vers la mort ? Où la fraternité véritable se situe-t-elle ?
Un changement de société
« Aide à mourir », ce sont là des termes pudiques pour évoquer ce qui n’est autre que le suicide assisté et l’euthanasie. L’objectif de cette proposition de loi vise à réintégrer dans l’arsenal juridique français une exception au principe fondamental qu’est l’interdit de tuer… Une première depuis la loi de 1981 abolissant la peine de mort. Les Français auraient oublié combien ils avaient été émus par le plaidoyer de feu Robert Badinter, au sein même de l’hémicycle qui s’apprêterait à la rendre de nouveau possible ? Pour y arriver, cette exception se retrouverait non pas dans le code pénal mais bien dans le code de la santé. C’est une chose choquante et inadmissible pour le jeune juriste que je suis.
Cette proposition de loi, qui est la reprise du texte issu de la commission spéciale de mai 2024, intègre plusieurs transgressions issues des législations étrangères les plus permissives. C’est le cas notamment de la création du « délit d’entrave » et de la possibilité d’être euthanasié par un proche comme un membre de la famille. Ce projet de loi n’est plus du tout le projet de loi d’équilibre promis alors par le président de la République, mais bien un changement de société : on passera d’une société humaniste à une société utilitariste. Ce texte dévoile au grand jour les intentions réelles les plus transgressives qui circulent, tout en cachant la réalité des mots.
L’extrême fragilité de nos vies
La fraternité se joue des fameux équilibres, notamment budgétaire. Elle les transcende largement car elle est un principe de toute notre société. Il n’est pas de frères dans la mort, il n’est de frères que dans la vie. Cette loi est même dénommée « loi de fraternité ». Voici donc un projet qui consisterait à autoriser des frères à s’entretuer. Dans son ouvrage Éthique et Infini, Emmanuel Levinas disait : « Le visage est ce qui nous interdit de tuer. » Une loi de fraternité pour mettre fin à la vie des personnes en fin de vie, âgées, malades, dépendantes, handicapées et souffrantes, vraiment ?
Est-ce là la fraternité inscrite sur les frontons de nos mairies et de nos écoles ? Une fraternité dans la mort ? N’est-ce pas au contraire une fraternité de vie dont nous avons besoin avec et pour nos personnes souffrantes, handicapées, dépendantes, âgées ou « en fin de vie » ? Il est urgent de rêver à une société réellement fraternelle, vraiment juste et accueillant l’extrême fragilité de nos vies. Une société qui ne prend pas soin des plus fragiles est l’exact opposé d’une société solidaire et fraternelle. Où est la fraternité alors que le système de santé est en crise ?
Développer les soins palliatifs
Déserts médicaux en milieu rural, fermetures de lits dans les hôpitaux et départements entiers dépourvus d’unités de soins palliatifs… Notre système de santé et l’hôpital sont en crise profonde. Ils peinent à remplir leur mission qui n’est autre que l’expression concrète du soin que nous nous portons les uns aux autres. Il n’est pas d’expression plus concrète de la fraternité que de prendre soin d’autrui. Notre société individualiste a fait le choix de confier cette tâche aux personnels soignants ; elle se doit de leur en donner les moyens à défaut de se trahir complètement.
Aujourd’hui, il est possible de prendre en charge les souffrances de la personne en fin de vie, en supprimant la souffrance ou en l’apaisant considérablement. Nous devons développer les soins palliatifs sur l’ensemble du territoire et en rendre l’accès à tous les Français : c’est cela la véritable réponse humaniste à la souffrance de l’autre. C’est même la seule réponse possible pour une société qui se veut fraternelle.
En tant que société démocratique, nous nous devons de développer considérablement et rapidement notre offre de soins palliatifs. La vraie transgression consisterait à consacrer non pas un milliard sur dix ans mais plutôt dix milliards sur un an, afin de créer une filière spécialisée, de former les soignants et les médecins à la pratique palliative et de promouvoir les soins palliatifs auprès du grand public.